La théorie jurisprudentielle de la voie de fait a connu plusieurs évolutions majeures ces derniers mois.
Par une ordonnance rendue le 23 Janvier 2013 Commune de Chirongui, le Conseil d’Etat a estimé que le Tribunal Administratif qui statuait sur un référé-liberté est compétent pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au doit de propriété en cas d’urgence « quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait »[1] .
Quelques mois après, le Tribunal des Conflits dans sa décision Monsieur BERGOEND contre société ERDF ANNECY LEMAN a redessiné les contours de la voie de fait. Celle-ci désormais n’est constituée « que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ».[2]
Cette nouvelle définition se traduit par un resserrement à un double titre. On passe ainsi de l’atteinte grave au droit de propriété à l’extinction de celui-ci et de l’atteinte à une liberté fondamentale à l’atteinte à la liberté individuelle.
L’ancienne définition de la voie de fait était en effet la suivante :
« il n’y a voie de fait justifiant par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée dans des conditions irrégulières d’une décision même régulière portant une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale, soit a pris une décision ayant l’un ou l’autre de ces effets à la condition toutefois que cette dernière décision soit elle-même manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ».[3]
En réalité, avec le développement des pouvoirs du Juge Administratif et notamment le pouvoir d’injonction et le référé-liberté, le Tribunal des Conflits tout en conservant les deux hypothèses de la voie de fait, en a délimité le domaine d’application et a limité la compétence du juge judiciaire aux atteintes à la liberté individuelle et au droit de propriété exclusivement en cas d’extinction définitive de ce droit.
Dans l’affaire BERGEOND était en cause l’installation par ERDF d’un poteau électrique sur une parcelle privée sans l’autorisation du propriétaire en application de la procédure prévue par la loi.
En jugeant que : « une implantation même sans titre d’un ouvrage public sur le terrain d’une personne privée ne procède pas d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l’administration », le Tribunal des Conflits a exclu que la simple illégalité dans la mise en œuvre par l’administration d’un pouvoir qui lui est reconnu par la loi puisse être qualifiée de voie de fait.
Dans un second arrêt rendu le 9 Décembre 2013 n° 3931 [4] le Tribunal des Conflits considère que dans la mesure où seule la dépossession définitive donne compétence au juge judiciaire pour réparer le préjudice résultant d’une dépossession, l’atteinte au droit de propriété caractérisée soit par une dépossession temporaire soit par une altération ponctuelle de ses attributs ne peut faire échec au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires.
Le Tribunal des Conflits, revenant sur sa jurisprudence antérieure, retient en conséquence la compétence du Juge Administratif pour statuer sur une demande d’indemnisation du préjudice né d’une emprise irrégulière. Jusqu’alors la jurisprudence traditionnelle retenait qu’en présence d’une emprise irrégulière l’indemnisation du préjudice qui en résultait ressortissait à la compétence du juge judiciaire [5].
Cette décision traduit par ailleurs l’objectif d’une bonne administration de la justice pour éviter que le justiciable, après avoir dû demander au juge administratif l’annulation de l’acte ou de la décision de droit public à l’origine de l’emprise irrégulière et l’injonction d’y mettre fin, soit contraint d’aller ou de retourner devant le juge judiciaire pour obtenir réparation du préjudice qui en est résulté.
Il restait à trancher la question de la notion d’atteinte à la liberté individuelle. C’est chose faite dans l’arrêt du Tribunal des Conflits du 3 Février 2014 qui concerne le recours formé par Madame P. à l’encontre de l’arrêté du Préfet de Police qui a prononcé la fermeture d’un studio au motif que ce local était mis à la disposition de personnes se livrant à la prostitution et aurait fait apposer à cheval sur la porte de ce studio et du mur adjacent une affiche indiquant la fermeture administrative du lieu.
Le Tribunal des Conflits rappelle qu’il y a voie de fait de la part de l’administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, lorsque l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit à pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative. Le Tribunal considère que cet arrêté n’est pas manifestement insusceptible d’être rattaché à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative, d’une part, et que l’apposition de l’affiche ne constitue pas l’exécution forcée de la mesure de police. La requérante n’est dès lors pas fondée à se prévaloir de l’existence d’une voie de fait.
Dans ses conclusions sous cet arrêt du 3 Février 2014, Monsieur Bertrand DACOSTA, Commissaire du Gouvernement, rappelle que « la voie de fait a été inventée pour que les comportements de l’administration gravement attentatoires à une liberté ou au droit de propriété puissent être sanctionnés, en urgence, par un juge qui ne pouvait alors être que le juge judiciaire, le juge administratif ne disposant pas des outils nécessaires. Cette exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires ne se justifie plus par un souci d’efficacité » et de conclure qu’il n’y a dès lors aucune justification à renvoyer à la compétence du juge judiciaire, d’autres questions que celles relatives à l’extinction du droit de propriété et l’atteinte à une liberté fondamentale ou à la liberté individuelle.
A défaut, la compétence ressortira du juge administratif.
[1] CE, 23 Janvier 2013, Commune de Chirongui n° 365262
[2] TC, Décision 2013, Monsieur BERGOEND C/ Société ERD Annecy Leman, n° 3911
[3] TC, 23 Septembre 2000, Boussadar, n° 3227
[4] TC n° 3931, Monsieur et Madame P. C/ Commune de Saint Palais sur Mer, 9 Décembre 2013
[5] TC 6 Mai 2002, époux BINET c/ Electricité de France, n° 3287