Le Conseil Constitutionnel vient de décider le 21 janvier 2011 que l’exproprié n’avait pas droit à la réparation de la douleur morale qu’il éprouve en raison de la perte des biens expropriés.
EXPROPRIATION ET INDEMNISATION DU PRÉJUDICE MORAL
Le Conseil Constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité des dispositions de l’article L. 13-13 du Code de l’Expropriation aux dispositions de l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, vient de décider le 21 janvier 2011 que l’exproprié n’avait pas droit à la réparation de la douleur morale qu’il éprouve en raison de la perte des biens expropriés.
Les faits de l’espèce ayant conduit la Cour de Cassation à saisir le Conseil Constitutionnel étaient les suivants :
Dans un litige opposant le requérant au Département de l’Isère à la suite de l’expropriation d’une partie de sa propriété, l’exproprié avait invoqué à l’encontre des articles L. 13-13 et L. 13-15 du Code de l’Expropriation pour cause d’utilité publique la méconnaissance du droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
L’article L. 13-15 du Code de l’Expropriation énonce que les biens sont estimés à la date de la décision de première instance ; toutefois, et sous réserve de l’application des dispositions du II du présent article, sera seul pris en considération l’usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l’ouverture de l’enquête prévue à l’article L. 11-1 ou, dans le cas visé à l’article L. 11-3, un an avant la déclaration d’utilité publique.
La Cour de Cassation n’a pas jugé fondé la question prioritaire de constitutionnalité en ce qu’elle visait l’article L. 13-15 I du Code de l’Expropriation dès lors « que la règle de l’indemnisation des terrains qui ne peuvent recevoir la qualification de terrain à bâtir, à la date de la décision de première instance en fonction de leur usage effectif à la date de référence, est destinée à assurer l’équilibre entre les intérêts des expropriés, indemnisés de leur préjudice certain, et ceux des expropriants, protégés de la spéculation foncière sur les biens concernés par le projet après l’annonce de l’expropriation« .
Si la Cour de Cassation a considéré que la question en tant qu’elle portait sur l’article L. 13-15 ne présentait pas un caractère sérieux, elle a considéré qu’il y avait lieu à question prioritaire de constitutionnalité s’attachant à la rédaction de l’article L. 13-13.
La question était en effet plus sérieuse s’agissant de l’indemnisation du préjudice résultant d’une expropriation en ce que celle-ci est limitée à celle du préjudice matériel, à l’exclusion de tout préjudice moral.
L’article L13-13 du Code de l’expropriation précise en effet que « les indemnités allouées doivent couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation« . L’expropriation n’étant pas une vente, l’exproprié n’a pas à percevoir un prix pour la cession de son bien. Il doit cependant être indemnisé des différents préjudices consécutifs à l’opération menée par la collectivité publique ou son délégataire dans un but d’utilité publique dont l’aboutissement conduit à le priver de sa propriété sans possibilité réelle de s’y opposer.
En effet, l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité« .
Le Conseil Constitutionnel avait déjà eu l’occasion de rappeler (1) « qu’afin de se conformer à ces exigences constitutionnelles, la loi ne peut autoriser l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers que pour la réalisation d’une opération dont l’utilité publique est légalement constatée ; que la prise de possession par l’expropriant doit être subordonnée au versement préalable d’une indemnité ; que, pour être juste, l’indemnisation doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation ; qu’en cas de désaccord sur la fixation du montant de l’indemnisation, l’exproprié doit disposer d’une voie de recours appropriée« .
Restait à déterminer si le principe de réparation intégrale ne sous-entendait pas le droit à la réparation du pretium doloris subi par l’exproprié.
Dans sa décision du 21 janvier 2011, le Conseil Constitutionnel considère pour sa part que l’article L. 13-13 du Code de l’Expropriation met en œuvre le droit à la réparation intégrale du préjudice matériel subi du fait de l’expropriation et qu’à ce titre, le caractère intégral de la réparation matérielle implique que l’indemnisation prenne en compte non seulement la valeur vénale du bien exproprié, mais aussi les conséquences matérielles dommageables qui sont en relation directe avec l’expropriation.
Le Conseil Constitutionnel oppose ce principe de réparation du préjudice matériel à la douleur morale subie par l’exproprié en considérant « qu’aucune exigence constitutionnelle n’impose que la collectivité expropriante, poursuivant un but d’utilité publique, soit tenue de réparer la douleur morale éprouvée par le propriétaire à raison de la perte des biens expropriés et que par suite, l’exclusion de la réparation du préjudice moral ne méconnaît pas la règle du caractère juste de l’indemnisation de l’expropriation pour cause d’utilité publique« . Et le Conseil constitutionnel de conclure de manière lapidaire « que la disposition contestée (L. 13-13 du Code de l’Expropriation) n’est pas contraire à l’article 17 de la Déclaration de 1789« , en ajoutant « qu’elle n’est d’ailleurs contraire à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit« .
Cette position ne paraissait pas pourtant aller de soi.
En effet, le préjudice moral subi par l’exproprié apparaît dans de nombreux cas d’espèce particulièrement prégnant, la protection du patrimoine immobilier faisant appel à des considérations d’ordre affectif, sentimental ou psychologique souvent mises en avant à l’occasion des procédures pendantes devant la Juridiction de l’Expropriation.
Certes, l’exclusion de la réparation du préjudice moral est la règle en matière d’expropriation, seul le préjudice matériel étant visé par les textes.
C’est ainsi notamment que le Juge de l’Expropriation se refuse à indemniser le préjudice tenant à la rupture de l’unité familiale (2), au fait que l’exproprié habitait les lieux depuis 50 ans (3), à la perte d’agrément (4)…
Pourtant, le principe de réparation intégrale du préjudice posé par l’article L. 13-13 du Code de l’expropriation a pu conduire le Juge à indemniser l’exproprié non seulement de la perte de valeur vénale du bien, mais également des conséquences dommageables en relation directe avec l’expropriation.
Le seul critère est que le préjudice procède de l’expropriation par un lien de causalité direct, c’est-à-dire qui a son origine même dans la mesure de dépossession forcée imposée à l’exproprié (5).
Ainsi, ont été considérés comme susceptibles d’être indemnisés la dépréciation du surplus non exproprié (6) de la propriété, le licenciement qui est la conséquence de l’expropriation (7), les frais de déménagement, les pertes d’installation, la reconstitution des clôtures (8), la perte de clientèle et le trouble commercial (9) …
Comme le relève le commentaire de la décision au « nouveau cahier du Conseil Constitutionnel » (cahier n° 32), l’interprétation jurisprudentielle par les Juridictions de l’ordre judiciaire de l’article L. 13-13 de la notion de préjudice direct, matériel et certain relativisait la portée de l’exclusion du préjudice moral puisqu’aussi bien, de nombreuses décisions avaient pu admettre la réparation de préjudices accessoires au seul préjudice matériel. Seuls apparaissaient en réalité exclus du champ de l’indemnisation le préjudice d’affection et le préjudice d’agrément qui, dès lors qu’ils n’ont aucune incidence ni sur la valeur du bien exproprié ni sur celle qui reste en possession de l’individu exproprié (10) n’avaient pas vocation à être indemnisés.
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La doctrine administrative consacrait d’ailleurs depuis longtemps la position du Juge judiciaire excluant toute indemnisation du préjudice moral. Elle considérait qu’à l’indemnité principale représentative de la valeur vénale des biens expropriés telle qu’elle résulte des données du marché, s’ajoutaient diverses indemnités accessoires destinées à parfaire l’indemnisation des expropriés ou des autres ayant droits évincés afin de leur permettre de se replacer dans une situation équivalente à celle qui était la leur avant l’expropriation.
« Il en est ainsi des agriculteurs touchés par des procédures d’expropriation à qui il appartient de faire valoir les divers chefs de préjudice subi auprès de l’expropriant et, en cas de persistance de désaccord, auprès des Juridictions de l’Expropriation. Le législateur comme la jurisprudence se sont toujours refusés à indemniser le préjudice moral résultant de la dépossession forcée d’un bien auquel le propriétaire peut attacher une valeur autre que matérielle » (11).
La justification de cette exclusion était fondée « essentiellement sur la difficulté d’apprécier un tel préjudice qui est purement subjectif et différemment ressenti par chaque exproprié. Vouloir indemniser ce préjudice obligerait à prendre en compte des facteurs psychologiques propres à chacun et risquerait, en définitive, d’aboutir à prévoir pour une même catégorie d’immeubles, des indemnités différentes selon la personnalité de chaque propriétaire« .
Ce n’est semble-t’il pas le fondement de la décision rendue par le Conseil Constitutionnel. Déjà, un tel raisonnement avait été expressément écarté par l’Avocat Général dans son avis présenté devant la Cour de Cassation, juridiction de renvoi de la QPC au conseil constitutionnel : « le Juge judiciaire est amené à indemniser le préjudice moral dans d’autres cas de figure et que, par ailleurs, l’appréciation de certains préjudices matériels n’est pas moins délicate. En outre, l’argument selon lequel l’admission de la réparation du préjudice d’affection entraînerait une indemnisation différente selon les personnes et non le bien exproprié ne semble pas de nature à justifier son exclusion« .
Conscient de la difficulté, le requérant avait également excipé en cours de procédure devant les juridictions civiles du défaut de conformité de l’article L. 13-13 du Code de l’Expropriation aux engagements internationaux de la France, et notamment au regard de l’article 1er du protocole additionnel à la Convention Européenne des Droits de l’Homme du 20 mars 1952 qui pose le principe de la protection des biens et de la propriété.
Certes, le Conseil Constitutionnel n’avait pas à se prononcer sur l’exception d’inconventionnalité, étant saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité seule entrant dans son champ de compétence.
Il n’en demeure pas moins que le Conseil Constitutionnel s’attache à une certaine cohérence de sa jurisprudence avec celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Or, dans la décision du 22 avril 2002 n° 46044/99 Lallement c/ France, la Cour Européenne des Droits de l’Homme avait considéré que le propriétaire devait pouvoir bénéficier d’une indemnisation qui n’avait pas uniquement trait à la réparation du préjudice matériel puisque liée aux perturbations apportées au fonctionnement de son exploitation et au préjudice moral qui en était résulté.
En l’espèce, la privation de propriété se doublait d’une atteinte au moyen de production de l’agriculteur concerné, ce qui pouvait mettre en cause sa capacité à continuer son activité professionnelle. La Cour Européenne a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 1er du protocole n° 1 (12) additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Visant la spécificité de la situation du requérant, en particulier le morcellement de son exploitation et le type d’activité agricole qui était la sienne, elle considère que l’indemnité versée n’était pas raisonnablement en rapport avec la valeur du bien exproprié puisqu’elle ne couvrait pas spécifiquement la perte de « l’outil de travail » du requérant et, d’autre part, que les articles L. 13-10 alinéa 3 et L. 13-11 du Code de l’Expropriation n’offraient pas une possibilité effective de remédier à la situation critiquée.
Bref, l’expropriation litigieuse ayant entraîné la perte de l’outil de travail du requérant sans indemnisation appropriée, l’intéressé a été considéré comme ayant subi une charge spéciale et exorbitante. Et la Cour a alloué à l’agriculteur qui réclamait la somme de 21342.86 € en réparation de son préjudice moral une somme de 15 000 euros. Le requérant avait été privé de son outil de travail sans compensation appropriée, de telles circonstances étant sans aucune doute pour la Cour de nature à justifier angoisse et tension. à l’origine d’un préjudice moral qui devait être réparé.
Cette décision est cependant restée l’exception. La Cour Européenne a en effet rappelé à de nombreuses reprises que l’expropriation doit ménager « un juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu, cet équilibre n’étant considéré comme rompu que si la personne concernée a eu à subir à cette occasion une charge spéciale et exorbitante. La Cour vérifie si les modalités choisies excèdent ou non la large marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent en la matière.
Dans un arrêt récent du 4 novembre 2010 Dervaux c/ France (requête n° 40975/07), laCour Européenne des Droits de l’Homme a ainsi considéré qu’il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toutes mesures privant une personne de sa propriété. Selon la Cour, l’individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation raisonnablement en rapport avec la valeur du bien dont il a été privé même si des objectifs légitimes d’utilité publique peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande.
Dans le cas d’espèce, la Cour a considéré que l’indemnité allouée au requérant ne lui avait pas fait supporter une charge excessive et qu’elle avait ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et ses droits fondamentaux, justifiant ainsi l’ingérence dans le droit au respect de ses biens, excluant la violation de l’article 1er du protocole n° 1.
C’est semble-t-il le raisonnement qui peut sous-tendre la décision rendue par le Conseil Constitutionnel en jugeant que l’article L. 13-13 du Code de l’Expropriation est conforme à l’article 17 de la Déclaration de 1789 et à l’ensemble des autres droits et libertés que la Constitution garantit.
Il semble qu’ait été privilégiée l’approche formaliste de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Le commentaire de la Décision paru au nouveau cahier du Conseil Constitutionnel (13)apporte un éclairage qui, s’il est intéressant n’emporte pas la conviction : « Si l’exigence d’une juste indemnisation posée par l’article 17 de la Déclaration de 1789 ne saurait permettre d’exclure du droit à réparation un élément quelconque de préjudice indemnisable, le dommage moral n’entre pas dans le périmètre du préjudice dont l’indemnisation est exigée par cet article« . Il est vrai que le Conseil constitutionnel dans le cadre de l’examen de la constitutionnalité de l’article L15-9 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique avait jugé « qu’afin de se conformer aux exigences constitutionnelles, la loi ne peut autoriser l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers que pour la réalisation d’une opération dont l’utilité publique est légalement constatée; que la prise de possession par l’expropriant doit être subordonnée au versement préalable d’une indemnité; que, pour être juste, l’indemnisation doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation. » (14) Aucune allusion n’avait été ainsi faite à l’indemnisation du préjudice moral par le Conseil constitutionnel.
Et le Commentaire de relever « qu’on a un peu de mal à concevoir que la collectivité publique expropriante, qui n’est aucunement fautive et qui poursuit au contraire un objectif d’utilité publique, soit constitutionnellement tenue de réparer la tristesse que ses projets inspirent à certaines personnes à raison de l’affection qu’elles éprouvent pour la perte de biens immeubles expropriés« .
C’est oublier que l’indemnisation ne vise pas à condamner l’autorité expropriante pour une quelconque faute, mais à réparer l’intégralité du préjudice subi par l’exproprié, par définition tiers, si ce n’est victime du projet d’utilité publique poursuivi par la collectivité expropriante.
Comment dès lors justifier l’exclusion de toute réparation du préjudice moral « par principe » aboutissant à la création d’une catégorie « de victimes » à part, dont la réparation du préjudice est limitée au seul préjudice matériel ?
Si le Gouvernement ne sera vraisemblablement pas incité à saisir le Parlement de cette question, le Conseil Constitutionnel ayant déclaré les dispositions de l’article L. 13-13 conformes à la Constitution, l’organisation d’un débat pourrait s’avérer opportune. La Cour Européenne des Droits de l’Homme pourrait en effet ne pas avoir une conception aussi tranchée du principe d’exclusion de tout droit à réparation du préjudice moral de l’exproprié.
Index:
(1) Décision n° 2010-26 QPC du 17-09-2010, SARL l’Office central d’accession au logement [immeubles insalubres]
(2) Cassation Ch. temp. expr. 29-10-1965, bulletin civil 1965 V n° 118, p. 96
(3) Cass. Civ. 3ème, 30-05-1972, bull. civ. 1972 III n° 335
(4) Cour d’Appel Paris 8-05-1980, AJPI 1980 p. 179
(5) Tribunal de Grande Instance Paris, 29-02-1980, Guilbaud c/ Samer Saint Blaise, AJPI 1980, p. 508
(6) Cass. Civ. 3ème, 8-03-1995 : n° 93-70312
(7) Cass. Civ. 3ème, 25-06-1997 : n° 96-70030
(8) Cass. Civ. 3ème, 17-03-1993 : pourvoi n° 91-70223
(9) Cass. Civ. 3ème, 25-06-1997 : n° 95-70257
(10) Les nouveaux cahiers du Conseil Constitutionnel, cahier n° 32, http://www.conseil-constitutionnel.fr
(11) Question écrite n° 35596, réponse publiée dans le JO Assemblée Nationale du 5-09-1983, p. 3924
(12) Article 1er protocole n° 1 : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ».
(13) Cahier n° 32
(14) Décision n°89-256 DC du 25 juillet 1989