CAA LYON, 6ème chambre, 11 février 2021, n°20LY00724, Commune de Saint Jean Le Vieux
« Ouvrage public mal planté ne se détruit pas ». Cette formule, que la doctrine tire de l’arrêt dit Robin de la Grimaudière, de 18531, illustre le principe d’intangibilité de l’ouvrage public. Le juge, même administratif, ne peut ordonner à l’administration de détruire ou déplacer ses ouvrages publics.
Ce principe cardinal du droit des propriétés publiques avait pour vocation essentielle de garantir l’affectation à l’intérêt général de ces ouvrages et partant, de préserver les deniers publics.
Toutefois, les justifications de ce principe ont été de plus en plus contestées, et ce notamment depuis que le législateur a accordé au juge administratif, un pouvoir d’injonction à l’encontre de l’administration.
L’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 11 février 2021 permet de revenir sur cette évolution, et sur l’actuelle définition du principe d’intangibilité de l’ouvrage public2.
En l’espèce, un automobiliste a été victime en 2018 d’un accident alors qu’il franchissait un ralentisseur situé sur une voie départementale au sein la commune de Saint-Jean-le-Vieux. S’estimant victime d’un défaut d’entretien normal de l’ouvrage public, du fait de l’implantation irrégulière dudit ralentisseur, il a d’abord sollicité du tribunal administratif de Lyon d’enjoindre la commune à supprimer ce ralentisseur dans un délai de trois mois à compter du jugement et de condamner la même au versement de la somme de 2.145,44 euros en réparation du préjudice subi.
Par un jugement du 17 décembre 2019, le tribunal accède en partie à ces demandes, enjoignant à la commune, en lien avec le département de l’Ain, dans un délai de six mois à compter du jugement, de supprimer le ralentisseur, impliquant soit sa destruction pure et simple, soit sa transformation en un autre dispositif conforme à la règlementation. La commune a relevé appel de ce jugement.
La cour administrative d’appel de Lyon devait donc déterminer en quoi ce ralentisseur était effectivement mal implanté, et dans l’affirmative, dans quelle mesure celui-ci était régularisable.
Au terme d’une analyse factuelle très détaillée, la cour rejette la requête de la commune de Saint-Jean-le-Vieux, et confirme le jugement du tribunal, en particulier s’agissant de l’injonction de supprimer le ralentisseur.
Cet arrêt est intéressant en ce qu’il témoigne de la portée nouvelle du principe d’intangibilité de l’ouvrage public, dont l’importance a progressivement décliné dès le début des années 1990.
En effet, le Conseil d’État avait d’abord accepté d’annuler le refus de l’administration de détruire ou de déplacer un ouvrage public entaché d’une erreur manifeste d’appréciation3. En parallèle, la Cour de cassation avait cessé d’admettre que la construction illicite d’un ouvrage public sur une propriété privée équivalait à son expropriation, de sorte que, pour régulariser son emprise, l’administration devait se soumettre à la procédure complète d’enquête publique4.
Cette évolution prit un tournant décisif quand en 2003, le juge administratif se reconnait explicitement compétent pour ordonner la démolition d’un ouvrage public5. Il conditionne toutefois cette injonction au respect d’une grille d’analyse, laquelle permet un bilan concret de chaque situation. Ainsi, il s’agira dans un premier temps, de vérifier si une régularisation appropriée est possible (obtention d’un permis de construire licite, acquisition du bien…). Dans la négative, il conviendra de mettre en balance les inconvénients de la présence de l’ouvrage pour les divers intérêts en présence d’une part, et les conséquences de la démolition pour l’intérêt général d’autre part. Au final, ce bilan doit permettre d’établir le caractère excessif ou non de l’atteinte à l’intérêt général que cette démolition entrainerait.
Bien que cette jurisprudence n’ait fait l’objet que de rare applications, très prudentes6, une nouvelle étape a été récemment franchie en 2019 avec l’arrêt dit École nationale supérieure des Beaux-Arts, où le Conseil d’État qualifie la demande démolition d’un ouvrage public en recours de pleine juridiction7. Ainsi, en tant que juge de plein contentieux, le juge saisi d’une demande tendant à la démolition d’un ouvrage public mal planté peut constater lui-même l’irrégularité de son implantation afin d’enjoindre, le cas échéant, sa démolition.
Face à cette nouvelle action en démolition de l’ouvrage, le principe de l’intangibilité de l’ouvrage public était devenu bien relatif.
Si cette évolution était bienvenue, parce qu’elle permet un contrôle juridictionnel renforcé des actions de l’administration en matière domaniale, ainsi qu’une meilleure prise en considération des intérêts privés en présence, il ne fallait pas perdre de vu l’objectif premier du principe d’intangibilité de l’ouvrage : la préservation de l’affectation d’un bien à l’intérêt général.
C’est pourquoi le Conseil d’état a fait part d’une vigilance renouvelée sur les possibilités de régularisation de l’ouvrage. En effet, après la diversité des applications prétoriennes de la jurisprudence commune de Clans, la question de savoir ce que recouvrait la notion de « régularisation appropriée possible » restait toujours en suspens8.
Aussi, en 2020, le Conseil d’état casse l’arrêt de la cour administrative d’appel qui avait validé la régularisation par voie d’expropriation, sans rechercher si cette procédure « avait été envisagée et était susceptible d’aboutir »9. C’est donc au prisme de ces deux critères que devait être apprécié la régularisation de l’ouvrage.
L’arrêt ici commenté de la cour administrative d’appel de Lyon illustre cette nouvelle appréciation de la notion de régularisation.
La Cour a tout d’abord repris les principes jurisprudentiels susmentionnés, et s’est attachée à l’analyse des dispositions du décret du 27 mai 1994 relatif aux caractéristiques et aux conditions de réalisation des ralentisseurs de type dos d’âne et trapézoïdal, rappelant ainsi que ce type de ralentisseur est interdit sur les voies au trafic supérieur à 3000 véhicules en moyenne journalière annuelle.
Pour déterminer l’irrégularité de l’ouvrage de l’espèce, la Cour a précisé, avec un réel souci d’exhaustivité, les données des bilans et rapports versés aux débats, qui ont permis d’évaluer le trafic moyen. Le juge administratif fait ici preuve d’une exigence certaine quant à la précision des données chiffrées : un rapport d’analyse de la circulation, résultant d’un dispositif de comptage placé par la commune, quelques mois seulement avant l’arrêt ici commenté, ne peut être retenu pour vérifier l’ampleur du trafic. Il va de même pour le procès-verbal d’huissier constatant la hauteur de manière insuffisamment précise.
Ensuite, comme le Conseil d’État l’y invitait, la cour s’est attachée à étudier si la régularisation avait été envisagée et si elle était susceptible d’aboutir.
Dans son considérant 13, la cour administrative d’appel note que « la commune a fait procéder à des travaux ayant eu pour effet d’abaisser la hauteur du plateau ralentisseur en question ».
Toutefois, et dans la logique de ses précédents développements, elle rappelle que « ces travaux ne sauraient avoir eu pour effet de régulariser l’implantation irrégulière de l’ouvrage en cause, aucun ralentisseur trapézoïdal ne pouvant être implanté sur cette voie, eu égard à l’importance du trafic qu’elle supporte. (…) dans ces conditions, aucune régularisation n’est possible. ».
Si la cour insiste aussi fermement sur l’impossibilité de la régularisation, c’est qu’il y a précisément dans la balance un autre impératif d’intérêt général. C’est ce que rappelle le rapporteur public : « cette suppression ne porte pas une atteinte disproportionnée à l’intérêt général et au contraire, va dans le sens de cet intérêt général de sécurisation des routes ayant un fort flux de véhicules tendant à éviter des obstacles dangereux. ».
La démolition de l’ouvrage public répondait donc ici à un impératif d’intérêt général et justifiait sans peine la démolition.
Pour être parfaitement complète dans son analyse, la cour rappelle les alternatives dont dispose la commune, comme la possibilité d’installer un plateau surélevé tel qu’elle l’avait envisagé avec le Département de l’Ain.
La lecture attentive de cet arrêt révèle donc en réalité une certaine prudence, et un réel encadrement de l’action en démolition de l’ouvrage public.
Si l’ouvrage public parait plus « tangible » qu’auparavant, il faut remarquer que le juge administratif s’attache à une appréciation in concreto particulièrement rigoureuse des faits de l’espèce.
En ce sens, notons que le rapporteur public se reporte aux conclusions du rapporteur Guillaume Odinet, lequel rappelle l’importance centrale de l’examen pratique du bilan régularisation/ démolition de l’ouvrage public.
L’arrêt ici commenté en témoigne : pour faire pencher la balance du côté de la démolition, il est indispensable de détailler l’ensemble des données mises à disposition, évaluer leurs apports, et les hiérarchiser en fonction de leurs pertinences respectives.
De cette manière, le juge administratif rappelle qu’en tout état de cause, c’est la notion d’intérêt général qui doit guider l’appréciation de ces situations, et que c’est dans cet objectif qu’il a accru son contrôle sur l’administration en la matière.
C’est cette analyse technique, pratique, de chaque situation, qui apparait finalement comme la garantie la plus solide de cette conception renouvelée de l’intangibilité de l’ouvrage public, empreinte de davantage de pragmatisme.
1 CE, 7 juillet 1853, Robin de la Grimaudière, Rec.CE 1853, p.693
2 CAA LYON, 6ème chambre, 11 février 2021, Commune de Saint Jean Le Vieux, n°20LY00724.
3 CE, sect., 19 avril 1991, Epoux Denard et Martin, n°78275.
4 Cass., ass. plén., 6 janvier 1994, Baudon de Mony, n° 89-17.049
5 CE, sect., 29 janvier 2003, Synd. départemental de l’électricité et du gaz des Alpes-Maritimes et Cne Clans, n° 245239.
6 CE, 20 mai 2011,Cté d’agglomération Lac du Bourget, n° 325552.
7 CE, 29 novembre 2019, Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts, n°410689
8 SUDRES (N), Ouvrage public mal planté et engagement effectif d’une régularisation, RFDA 2020, p.1043.
9 CE, 28 février 2020, Mme A… et a. c/ ENEDIS, n° 425743.